Il était son ami. Le père Luc de Bellescize rend hommage à l’abbé Cyril Gordien en revenant sur les paroles de son testament spirituel, avec le plus de délicatesse possible, sans édulcorer la blessure de ce qui est vrai.
Je suis venu lui dire adieu dans sa chambre d’hôpital, quelques jours avant sa mort.(48 ans, cancer foudroyant). Nous avons célébré la messe. Tout était en place, propre et précis comme il l’aimait. Il n’avait plus la force de présider « les saints mystères » comme il se plaisait à dire. Je l’ai toujours connu avec cette piété un peu XIXe… Un curé d’Ars égaré dans l’agitation du siècle. La chasuble violette flottait sur son corps décharné. Il m’a confié alors que je l’aidais à la retirer : « C’est si beau la messe. Si beau. Quel bonheur ! » Puis je lui ai demandé de me bénir, pour la dernière fois. Il a posé sa main sur ma tête, comme au jour de mon ordination, dans la grande procession des prêtres, et m’a confié à la Vierge sainte. Je suis parti en lui disant : « Adieu mon cher Cyril. Au Ciel. » Il a eu son bon sourire, comme un enfant caché au profond de l’âme, et m’a dit ces dernières paroles : « Demandez-moi des grâces précises. Je répondrai. Promis. Adieu, mon cher. »
Il était un ami, mais aussi un frère. Il y a une fraternité sacerdotale, une camaraderie d’homme d’armes, sobre et pudique, qui échappe à l’esprit du monde. Elle n’a pas besoin de faire des phrases, le silence lui suffit. Elle relève sans doute d’affinités de caractère, d’une vision commune et de goûts similaires, mais elle est bien davantage. J’étais très différent de lui, et pourtant si proche… Elle est fondée sur ce mystère d’avoir été choisis par le Christ pour conduire son peuple vers l’unique Père des cieux. « Tu m’as montré le chemin d’Ars. Je te montrerai le chemin du Ciel… » disait saint Jean-Marie Vianney au petit berger. Toute la spiritualité sacerdotale est là.
Il ne mesurait pas le danger
Chaque mercredi soir, pendant des années, nous avons récité le chapelet, pour la sainteté des jeunes qui nous étaient confiés, en tournant en rond dans la vieille église de Notre-Dame-de-Grâce. Nous avons préparé tant de pèlerinages, organisé tant de veillées d’adoration et de confessions. Cyril était un passionné de Dieu. Un excessif qui ne prenait quasiment jamais de repos, entièrement livré à son ministère. Il s’oubliait. Trop sans doute… Je le considérais comme beaucoup plus saint que moi, même si cela ne veut pas dire grand-chose tant nous ne sommes pas juges de notre propre cœur. S’il avait une limite — la sainteté est le déploiement de la puissance de Dieu dans nos pauvres limites — je dirais qu’il était dépourvu de sens tactique et politique, par une forme d’innocence, presque d’ingénuité. Je l’avertissais souvent qu’avant de passer le pont soutane au vent, il valait mieux regarder où étaient planqués les snipers et où l’ennemi avait placé ses mines. Il était sans doute plus pur que moi, d’un seul bloc. Imprudent parfois… Il ne mesurait pas le danger. Il prenait son risque, pour sauver les âmes, avec ce panache inconscient de monter au front désarmé. Mais l’amour est toujours désarmé. Cela lui a coûté très cher. Il a subi de nombreuses persécutions. Je le voyais à chaque fois plus maigre, plus affaibli. À la dernière attaque d’une petite meute de mécontents, épuisé de fatigue, il avait fini par consulter, mais il était trop tard déjà. Cela faisait des semaines qu’il avait mal au ventre. Son père, lui aussi mort bien jeune, était un chirurgien renommé, fervent défenseur de la vie, qui n’avait pas résisté à une violente cabale menée contre lui. Bis repetita…
« Dans le mystère de sa résurrection, chacun de nous est déjà ressuscité », dit la préface de la liturgie pascale. Cyril était libre de cette liberté profonde que donne l’espérance. Un prêtre est déjà mort et déjà ressuscité. Comme tout chrétien. « Dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14, 8). Son testament, que j’ai reçu comme beaucoup de fidèles, est d’une beauté douloureuse, comme une lumière sanglante. Je voudrais dire un mot sur ses paroles, avec le plus de délicatesse possible, sans édulcorer la blessure de ce qui est vrai. « La lucidité est une blessure, écrit René Char, mais elle est la blessure la plus proche du soleil. » Il l’a rédigé dans les dernières semaines de sa vie, en s’y plongeant souvent, minutieusement. Il évoque en passant, à plusieurs reprises, sa grande peine d’avoir souffert de la part de l’Église. Il aurait pu en dire bien davantage, mais il a su déposer au pied de la Croix la violence des injustices subies. Il serait triste de voir ces propos d’un grand souffrant comme l’expression diffuse d’un règlement de compte. Il savait que Dieu seul est juge. Il s’en remettait à la justice du Ciel et priait pour ceux qui l’avaient persécuté. « Même si c’est difficile », me confiait-t-il. Ses paroles toucheront les cœurs de beaucoup. D’innombrables témoignages sont à recueillir déjà. Elles laisseront à d’autres un goût d’amertume. À ceux qui trouvent, et ils ont bien le droit de le penser, qu’il aurait mieux fait de taire certains points. À ceux qui n’ont pas la conscience tranquille aussi. « Celui qui fait la vérité vient à la lumière… » (Jn 3, 21).
Des mots à prendre au sérieux
Ces mots d’un prêtre « au cœur de la souffrance » doivent en tout cas être pris au sérieux et invitent l’Église à examiner la manière dont elle prend soin des prêtres. Cyril exprime la parole d’un pasteur de la génération Jean Paul II qui a choisi de servir loyalement un diocèse, et non d’entrer dans une communauté qui aurait été plus proche de sa sensibilité. La manière dont il a été traité parfois serait inadmissible dans une entreprise où les salariés bénéficient de la protection du droit. Ce qui serait qualifié de harcèlement semble tout à fait acceptable dès qu’il s’agit d’un prêtre. Alors que l’unité de l’Église se disloque et que des pans entiers de la catholicité s’effondrent en quittant avec arrogance l’obéissance de la foi, l’obsession incantatrice du « cléricalisme » perçu comme la racine de tous les maux, dont on nous sert la rengaine depuis des années comme un plat mal réchauffé, a fini par jeter une ombre systématique sur tout prêtre, particulièrement s’il est attaché à des formes classiques dans son habit ou sa manière de célébrer. Et plus largement sur tout prêtre qui enseigne clairement l’entièreté de la doctrine catholique… Car la puissance des lobbies et des compromissions avec l’esprit du monde fait qu’il devient simplement inaudible aujourd’hui d’évoquer l’enseignement de l’Église concernant de larges domaines de la morale sexuelle, de l’anthropologie chrétienne ou du respect inconditionnel de la vie. Ajoutons à cela le poids des crimes dont seule une petite minorité de clercs s’est rendue coupable et nous aurons une idée de ce qui pèse sur les épaules d’un prêtre aujourd’hui.
Les mots de l’abbé Gordien invitent aussi les fidèles à un examen de conscience. À l’archevêché, où j’ai travaillé trois ans, ce qui m’a donné une connaissance des grâces et des faiblesses de l’Église, nous recevions régulièrement des lettres de dénonciation, anonymes parfois, collectives souvent, contre tel ou tel pasteur. La critique peut être nécessaire et les scandales les plus odieux nous ont rendus sensibles au risque de couvrir d’une chape de silence des problèmes graves. Mais un désaccord liturgique ou doctrinal, un souci de gouvernement ne constituent pas un crime. Combien seraient remplis de confusion s’il leur fallait relire aujourd’hui ce qu’ils avaient écrit autrefois dans le feu de l’indignation, entraînés par la violence mimétique et l’effet du collectif, qui déresponsabilise la personne. Nous recevions trop souvent des lettres dégoulinantes d’affectivité et d’idéologie, quand elles n’étaient pas outrancières ou d’une grossièreté scandaleuse. Notre époque larmoyante façonne, comme l’écrit justement Eugénie Bastié, « toute une génération d’individus perpétuellement offensés, qui voient dans les mots des blessures et dans les idées des outrages. Qui désapprennent la pensée pour la plainte ».
Il faudrait cesser de s’indigner d’un rien et garder en toutes choses la noble horreur de la vulgarité. La courtoisie est l’élégance du cœur. Il faudrait aussi rendre grâce d’avoir encore des prêtres, particulièrement quand l’un d’eux monte l’adoration permanente et ne ménage pas sa peine pour prendre soin des âmes. Savoir se réjouir de ce qui est, plutôt que de revendiquer ce qui n’est pas. Ceux qui ne sont pas contents n’ont qu’à entrer au séminaire ou prier pour la vocation de leur enfant… Un prêtre a remis sa vie à l’Église et a placé ses mains dans les mains de son évêque. Il peut très bien ne pas avoir la même vision que lui, ni partager les mêmes options pastorales, mais il le considérera toujours comme un père. Capable de le corriger, sans doute, mais surtout de le consoler, de l’encourager, de le visiter quand il va mourir et de ne pas prêter une oreille excessive à ceux qui s’emploient à le détruire, fussent-ils affublés fallacieusement de « l’esprit du pape François » ou de la « carte joker » d’une Église plus « synodale ».
Son dernier sourire
L’Église est toute la vie d’un prêtre. Il n’a pas d’autre rempart. Un homme marié a sa femme et ses enfants. S’il subit des attaques et des brimades dans son travail, son épouse peut le rassurer, ses enfants demeurent le signe d’une fécondité tangible. Mais un prêtre affecté par des violences et des attaques dans l’exercice de son ministère subira un impact direct sur sa vie intérieure, un retentissement intime beaucoup plus important. Le célibat est un trésor de disponibilité et d’offrande radicale de soi. Mais il entraîne aussi une vulnérabilité plus grande. Les évêques doivent avoir un cœur de père. Ce devrait être le premier critère de l’appel à l’ordination épiscopale. Merci à ceux, nombreux, qui le manifestent. Mais les fidèles sont aussi responsables de leurs prêtres. Pourvu qu’ils ne l’oublient jamais. Combien l’ont manifesté lors des obsèques de l’abbé. Là était le saint peuple de Dieu, conscient qu’il élevait vers le Ciel un grain de blé semé en terre, qui portera beaucoup de fruits.
Je garderai, par-delà les larmes, son dernier sourire, avant qu’il ne se couche pour toujours, en tenant la main de sa mère. Il n’était plus qu’un corps fragile, pure transparence de Dieu, où l’âme affleurait comme une source vive à travers le cristal. Je garderai sa joie, malgré tout, rayonnante, éclatante, immense comme la mer. Sa joie d’être prêtre. Cette « grave allégresse » comme le dit le père François Potez, qui emporte tout sur son passage comme un petit enfant, invincible, court à travers les ombres. Merci mon cher Cyril. Et adieu. C’est-à-dire : « À maintenant ! Et à toujours ! » Je te demanderai des grâces. Des grâces précises. Et je lève les yeux vers les champs, car déjà ils sont blancs pour la moisson.