Tous coupables…
J’ai volé l’autre jour avec un officier pilote, récemment entré chez Transavia, mais comme moi, avec un solide passé de pilote militaire, et ô surprise, lui aussi ancien pilote de Mirage F1 ! Au rythme où se succèdent les pilotes en unité, nous n’avions guère de connaissances communes, mais les souvenirs d’opérations et de vie en unité ont suffi à alimenter une belle séquence nostalgie au poste ! Nous n’avons pas vu passer la traversée de l’Italie dans le sens de la longueur, d’habitude interminable…
En évoquant ces années qui sentaient un peu la poudre, le camarade m’a confié son soulagement de n’avoir jamais eu à ouvrir le feu, et là, il a remué quelque chose qui doit peu ou prou travailler tous les pilotes militaires : pourquoi nous étions-nous engagés ? Pour faire voler les plus beaux et les plus puissants avions du monde ? Pour le seul plaisir de voler bas et vite, ou de s’en mettre plein la culotte en combat canon ? Pour aller essayer des pistes trop courtes et mal pavées dans les coins les plus reculés et les moins bien fréquentés d’Afrique ? Certes oui, mais pas seulement : malgré parfois une certaine désinvolture, nous avions tous lu des récits qui racontaient l’excitation du combat, l’effroi du bombardement des villes allemandes (tempéré par la trouille de la chasse ennemie et de l’artillerie anti-aérienne), le largage des paras sur Diên Biên Phu pour nettoyer la cuvette, la chasse aux fellaghas dans les djébels, la gueule de bois lors du décompte des copains disparus – ou même celui d’un ennemi redouté, mais respecté. Bref : on avait des cas de conscience…
Ma génération n’a pas beaucoup connu le tir qui tue. Nos cadets s’y sont davantage frottés, avec des armements qui limitent autant que faire se peut les dégâts collatéraux et les victimes innocentes. Et que dire de la dissuasion nucléaire stratégique, qui vous prépare à aller de sang froid rayer de la carte des villes de plusieurs centaines de milliers d’habitants ?
Je n’ai, tu n’as, nous n’avons pas eu à la faire. Seuls quelques-uns ont tué.
Sommes-nous innocents ? Pouvons-nous nous enorgueillir de notre innocence ?
Il faut, dans ce métier des armes, dans une démocratie comme la France, une confiance absolue, dans la juste cause, dans les chefs qui ordonnent l’action, dans les exécutants qui la mettent en œuvre. Cela fait de nous autant de complices, nul n’est innocent : lorsqu’il a fallu tirer ce jour-là, cela aurait pu être moi. Je me connais, j’y serai allé. Pas forcément empli d’une joie sans mélange, sans doute avec une boule au ventre, mais avec toute la détermination dont j’aurais été capable. D’autres y sont allés, ce sont mes frères d’armes. Nous sommes aussi différents qu’il est possible de l’être, mais nous communions là-dedans. Je communie encore vingt ans après. Je plaide coupable en tant que j’ai été soldat et chef, et en tant que citoyen de ce pays qui confie des armes à ses soldats. J’ai tué, et je ne regrette rien : j’ai tenté de faire au mieux mon devoir pour défendre les miens. Contre le Mal peut-être, mais cela fait néanmoins de moi un pécheur.
Comment peut-on se soustraire à ce péché-là ? Y a-t-il un endroit, le ventre de la baleine, où se cacher pour échapper à sa culpabilité ?
Aujourd’hui, je brûle chaque mois des centaines de tonnes de carburant pour promener des touristes aux quatre coins du bassin méditerranéen. Certes, même le Pape a jugé bon que l’on aille à la rencontre de l’étranger, pour mieux mesurer à quel point nous sommes originaux, mais finalement tellement tous frères. Mais qu’en pense la planète ? Les passagers, les équipages, et tous ceux qui gravitent autour de nous, ne sommes-nous pas coupables ? Peut-on feindre l’ignorance ? Se contenter de juger que d’autres polluent davantage et plus sournoisement ?
Seigneur, en tes mains je remets mon péché, je remets notre péché.
Notre responsabilité individuelle, notre conscience, notre discernement qui est parfois tellement brouillé par des intérêts mesquins cachés derrière de nobles motifs, et que nous ne nous avouons même pas à nous-mêmes ; notre responsabilité collective qu’il est parfois si difficile d’assumer, et qui nous protège pourtant parfois si bien.
Seigneur, prends pitié de nous : notre monde entre dans un tournant. Nous pensions avoir échappé à l’apocalypse nucléaire, mais les défis qui se profilent à l’horizon semblent aussi funestes, et davantage hors de notre capacité à le relever. Toi seul peut insuffler l’Esprit qui donnera à nos cerveaux et à nos bras la force de les relever. Manifeste ta puissance, éclaire-nous et relève-nous, car nous sommes à bout de forces.
Jésus, j’ai confiance en Toi.
André Garnier Président de NDA